Edito
C’était prévisible. Mais – ce n’est pas incompatible – ça fait tout de même mal.
Ce qui rend les choses compliquées, c’est de ne jamais savoir où nous sommes sur l’échiquier, de ne pas le voir, de n’en avoir qu’une projection mentale. Comme si on jouait en ne voyant qu’une partie du plateau, et qu’il fallait décider du coup suivant en fonction de ce seul fragment. A partir de quel moment risque-t-on l’échec et mat ?
Ainsi sommes-nous au lendemain des élections fédérales, comme les Italien-ne-s qui n’avaient pas voté Berlusconi, ou cette Autrichienne, au lendemain de l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir, qui manifestait son désarroi avec un panneau
HAIDER’S AUSTRIA IS NOT MY AUSTRIA.
J’ai longtemps eu sa photo, découpée dans le journal, au mur de ma cuisine. Cette image nous consolait, moi et ma colocataire (une extra-européenne parmi tant d’autres, militante rescapée de la guerre civile guatémaltèque qui a fait plus de 150’000 morts). Mais je m’écarte de mon sujet.
Mon sujet, lui, s’écarte quelquefois – jamais longtemps, revient toujours. Pas seulement pour ces deux heures à rédiger un éditorial. La percée de l’UDC aux élections fédérales ne marque pas une rupture dans la politique migratoire. C’est un terrain, droit d’asile compris, où les thèses défendues par ce parti prédominent depuis des années, des décennies même. Les restrictions du droit d’asile ont accompagné toute mon adolescence militante, en bonne compagnie avec l’Afrique du Sud et le Nicaragua sandiniste. Tandis que l’Amérique centrale rentrait dans le rang de guerre ( !) lasse, l’Afrique du Sud enterrait l’apartheid politique et la Confédération reprenait le flambeau en matière de discrimination. A la sempiternelle peur de l’Uberfremdung s’ajoutait dorénavant la trouvaille des trois cercles, une façon toute helvétique de pratiquer la ségrégation entre les étrangers-presque-comme-nous et les autres.
Rien de si neuf, finalement, dans ces élections. Une malheureuse continuité. Sur fond de campagne nauséabonde. Au-delà d’une position du CCSI à rendre publique, nous nous sommes interrogé-e-s : qu’est-ce que ça nous fait, affectivement parlant, cette montée d’un parti xénophobe ? Plusieurs d’entre nous se sont sentis “insultés et salis” (je cite) par les pages incendiaires que l’UDC a fait publier dans la presse, agressés et blessés par “le rejet de l’autre” exprimé dans les urnes. Notre besoin d’humanité s’est réveillé meurtri par ce week-end électoral.
Je ne veux pas du monde modèle UDC. Un monde du toi-contre-moi plutôt que toi- avec- moi. Je ne veux pas d’un monde calqué sur les jeux à somme nulle : ce que tu gagnes, je le perds, ou vice-versa. A cette équation nous sommes tous perdants.
Et je repense à mon Autrichienne et sa banderole de consolation :
HAIDER’S AUSTRIA IS NOT MY AUSTRIA.
J’aime dans ce slogan l’affirmation simultanée de sa détresse et de son désaccord. J’aime la capacité de cette femme à faire entendre sa voix d’opposante (“Je ne me reconnais pas dans le miroir que vous me tendez”, tel pourrait être le message) plutôt qu’à faire taire celle des autres.
Les autres. Celles et ceux qui ont voté Haider il y a quatre ans, celles et ceux qui applaudissent Blocher. Mince. Encore des autres. Mes “autres” à moi. Que faire ? Qu’y a-t-il à leur dire qui puisse être entendu ? Protester, vitupérer, dénoncer ? Ça fait peut-être chaud au coeur et ça rassure, mais est-ce efficace ? Le lendemain des élections, quelqu’un-e avait inscrit sur une manchette du Courrier, au feutre noir : “un sacré coup à votre arrogance !” Ça m’a flanqué un sacré coup à moi aussi.
S’il n’y a rien à dire qui puisse être entendu, peut-être reste-t-il à écouter, histoire de mieux comprendre ce qui a poussé tant de (braves ?) gens à voter pour un parti qui défend certaines idées scélérates.
…Me reviennent les images des Vestiges du jour. Ce film où un lord anglais, en pleine montée du fascisme dans les années trente, invite l’aristocratie européenne à venir se parler dans son domaine – entre gens d’honneur. Pour préserver la paix, ne pas revivre le cauchemar de la guerre. Tout cela pour servir à son insu les intérêts des nazis, à force d’endormir les esprits dans la vie de château et de noyer les oppositions dans des déclarations de bonne volonté.
Ce qui rend les choses compliquées, c’est de ne jamais savoir où nous sommes sur l’échiquier, de ne pas le voir, de n’en avoir qu’une projection mentale. Comme si on jouait en ne voyant qu’une partie du plateau, et qu’il fallait décider du coup suivant en fonction de ce seul fragment. A partir de quel moment risque-t-on l’échec et mat ?
Le 8 octobre dernier, le Conseil d’État a écrit au Collectif de soutien aux Sans-Papiers suite au dépôt de la demande de régularisation collective concernant près de 2800 personnes sans statut légal à Genève. Dans sa réponse, reproduite en page 4 de ce journal, le Conseil d’État rappelle les faiblesses de la politique migratoire suisse, qui “ne permet de répondre que de manière très partielle aux besoins de plusieurs secteurs de notre économie”. Une façon de reconnaître que des lois inadaptées crée le phénomène de clandestinité ? Autre point à souligner, le gouvernement cantonal ne s’est pas abrité derrière des questions de compétence pour se laver les mains du problème – même si l’octroi de permis dépend, en dernier ressort, de Berne. Le canton a estimé que la situation des Sans-papiers était un problème lié au marché du travail, et a donc décidé de saisit le Conseil de Surveillance du Marché de l’Emploi. Cet organe, regroupant des représentant-e-s patronaux, syndicaux et du gouvernement, émettra des recommandations sur la question.
Enfin, le Conseil d’État évoque les motions 1555 et 1556 portant
précisément sur la question des Sans-Papiers. Vous trouverez le texte de ces motions, ainsi que les motifs correspondants sur internet sous
http://www.etat-ge.ch/grandconseil/…
Débattues au Grand Conseil le 24 octobre dernier, ces motions ont connu des sorts distincts. Tandis que la motion 1556 était rejetée de justesse, la motion 1555 a été acceptée. Les débats qui ont eu lieu à ce sujet seront prochainement disponibles sur internet sous
http://www.etat-ge.ch/grandconseil/…
Deux analyses distinctes peuvent être faites du vote de la motion 1555. Du point de vue de son contenu, il est insatisfaisant à plus d’un titre :
- la régularisation mentionnée l’est au cas par cas – on reste dans la logique de la circulaire Metzler
- le texte ne comporte aucune mention des causes de la clandestinité, notamment l’existence de lois migratoires inadaptées
- l’appel au renforcement de la répression pour les cas futurs.
Symboliquement toutefois, on peut relever que cette motion a été présentée par l’ensemble de l’échiquier politique genevois (avec des absentions voire quelques votes négatifs de l’Alliance de Gauche, pour les raisons mentionnées ci-dessus). En ce sens, c’est un signal fort du Parlement cantonal au Conseil d’État, en vue que celui-ci intervienne à Berne pour trouver des solutions à une situation intenable.
Il appartient maintenant à tous les acteurs* qui luttent pour la reconnaissance des droits des Sans-Papiers de faire en sorte que ce soit la deuxième interprétation qui prime !
* mentionnons à ce propos que les trois Églises officielles de Genève (protestante, catholique romaine et catholique-chrétienne) ont écrit au Conseil d’État pour appuyer la demande de régularisation collective demandée par le Collectif.
(lettre reproduite)
Réponse du Conseil d’Etat au Collectif de soutien aux sans-papiers de Genève
Concerne : Dépôt d’une demande de régularisation pour les travailleuses et travailleures sans statut légal du canton de Genève
Mesdames, Messieurs,
Notre Conseil tient à vous dire combien il est sensible à la problématique des sans-papiers soulevées dans la lettre que vous lui avez adressée le 27 août 2003.
En effet, les personnes qui travaillent illégalement dans notre canton se trouvent souvent dans une situation de précarité qui ne peut que nous préoccuper. Par ailleurs, il est patent que la politique migratoire suisse ne permet de répondre que de manière très partielle aux besoins de plusieurs secteurs de notre économie : comme vous le relevez à juste titre, l’économie domestique constitue un bon exemple de cette lacune.
Notre Conseil a pris bonne note de votre demande de renoncer à toute procédure d’expulsion des travailleuses et travailleurs sans statut légal durant la phase d’examen de ce dossier. Il considère que cette requête doit faire l’objet d’une analyse préalable à la résolution des autres questions posées dans votre courrier.
Par ailleurs, vous savez certainement que le Grand Conseil a été saisi de cette question de régularisation par voie de motion (M 1555, M 1556) et qu’il en débattra très prochainement.
Sans préjuger des suites que le Grand Conseil donnera aux propositions qui lui sont soumises, nous sommes d’ores et déjà en mesure de vous informer que, s’agissant d’un problème lié au marché du travail, le département de l’économie, de l’emploi et des affaires extérieures saisira dans les meilleures délais le Conseil de surveillance du marché de l’emploi (CSME) pour que des lignes d’action, impliquant non seulement l’Etat, mais également tout particulièrement les partenaires sociaux, puissent être dégagées.
Sur cette base, nous aurons l’occasion de vous communiquer les suites que nous entendons donner à votre intervention et que nous ne manquerons pas de vous associer aux travaux qui en découlent
Au nom du Conseil d’Etat
Le chancelier : Robert Hensler
Le président : Laurent Moutinot