Initiative « contre l’immigration de masse »: un grave recul pour les droits des migrant-e-s
Le 9 février prochain, nous serons appelés à voter sur l’initiative de l’UDC « contre l’immigration de masse ». Une initiative trompeuse, tant dans son intitulé que dans les mesures qu’elle propose, et qui ranime le vieux slogan xénophobe « la barque est pleine ».
Cette initiative de l’UDC s’inscrit dans la longue série des initiatives xénophobes qui se sont succédé depuis les années 1960. Bien qu’ayant le plus souvent échoué en votation populaire (parfois de justesse, comme la célèbre « initiative Schwarzenbach » rejetée en 1970 par 54% seulement des votants), ces initiatives et les courants politiques qui les promeuvent ont cependant profondément influencé la politique migratoire des autorités. Depuis la fin de la première guerre mondiale en effet, et plus particulièrement depuis les années 1930, l’épouvantail de la « surpopulation étrangère » a été au centre de la politique suisse en matière d’immigration.
Le titre même de l’initiative soumise au vote le 9 février prochain est révélateur : «contre l’immigration de masse ». Cette expression est destinée à susciter, plus ou moins inconsciemment, l’idée d’un « envahissement étranger », ce qui nous rappelle le fameux slogan des années 30 «la barque est pleine» ! Ce titre fait donc appel à des sentiments de peur irrationnels, d’autant plus faciles à exploiter en période de crise économique. Les chiffres, eux, relativisent grandement ce phantasme de « l’envahissement étranger » : le pourcentage d’étrangers dans la population totale de la Suisse n’a augmenté que faiblement au cours de ces dernières années, passant de 20,9% en 2000 à 22,7% en 2012. De plus, 65,7% des étrangers résidant en Suisse sont au bénéfice d’un permis d’établissement, de sorte qu’ils sont durablement intégrés.
Le retour des quotas d’immigration ?
L’initiative de l’UDC propose de limiter par des plafonds et des contingents annuels le nombre d’autorisations de séjour délivrées à des étrangers, « en fonction des intérêts économiques globaux de la Suisse et dans le respect du principe de la préférence nationale ». Elle permettrait de limiter le droit au séjour durable, au regroupement familial et aux prestations sociales, et s’appliquerait également au domaine de l’asile et aux frontaliers.
La politique des contingents (ou quotas) en matière d’immigration n’est pas nouvelle, puisqu’elle a été appliquée en Suisse à partir de 1970, et qu’elle l’est encore de nos jours pour ce qui est de l’immigration extra-européenne. Le Conseil fédéral a par ailleurs lui-même réintroduit le contingentement, pour une durée d’une année, en activant la «clause de sauvegarde» à l’égard des ressortissants des pays d’Europe de l’est en 2012, et de l’ensemble des ressortissants de l’UE à partir du 1er juin 2013.
Une remise en cause de la libre circulation
Ce qui est nouveau dans la proposition de l’UDC, ce n’est donc pas l’idée de contingentement en tant que telle, mais c’est la volonté de l’appliquer à toutes les catégories d’immigrés, y compris les ressortissants européens, les demandeurs d’asile, les frontaliers, et les personnes admises au titre du regroupement familial !En tant qu’elle vise les migrants en provenance des pays de l’Union européenne (UE) l’initiative de l’UDC s’en prend directement à l’accord de libre circulation (ALCP), entré en vigueur le 1er juin 2002, qui permet aux ressortissants suisses comme à ceux de l’UE et de l’AELE de choisir librement leur lieu de résidence et d’exercice d’une activité professionnelle sur le territoire des Etats membres. Cette remise en cause de l’ALCP explique que tant le Conseil fédéral que les milieux patronaux (economiesuisse) rejettent clairement l’initiative de l’UDC, considérant que la libre circulation des travailleuses/eurs est favorable aux besoins de l’économie. Si les arguments à la gloire de l’ALCP peuvent légitimement susciter quelques réserves, eu égard notamment au phénomène de sous-enchère salariale qui a été constaté dans certaines branches (en particulier la construction), il existe bien d’autres arguments pour dire NON à l’initiative de l’UDC.
Une régression intolérable
Il est en effet absurde et inacceptable de vouloir appliquer des quotas non seulement au domaine de l’immigration, mais également à celui de l’asile ! Par définition, l’asile répond à des critères humanitaires de protection contre les persécutions, ce qui est totalement incompatible avec la notion même de quotas. Il en va de même pour le regroupement familial, que l’initiative voudrait également soumettre au contingentement ! Le droit au regroupement familial est l’application d’un droit humain fondamental (le droit de vivre avec sa famille) qui est garanti par différents traités internationaux que la Suisse a ratifiés .
Revenir sur ce droit serait une grave régression, un retour à l’époque du statut de saisonnier, qui empêchait les travailleurs saisonniers de faire venir leur famille pendant quatre ans. Comme le dit le Conseil fédéral lui-même dans son message du 7 décembre 2012: «Il ne serait pas concevable de refuser à un Suisse de faire venir son conjoint étranger en Suisse, au motif que le contingent annuel d’autorisations est épuisé». On ne saurait mieux dire…
Une autre régression inacceptable prévue par l’initiative de l’UDC est la possibilité de « limiter le droit aux prestations sociales », par exemple aux indemnités de chômage. On reviendrait ainsi à la situation qui prévalait avant les années 1980, lorsque l’immigration servait «d’amortisseur conjoncturel». On se souviendra que lors de la crise pétrolière de 1973-74, près de 245’000 travailleurs étrangers ont perdu leur emploi et ont dû rentrer dans leur pays faute de pouvoir obtenir le renouvellement de leur permis de séjour, ce qui a permis à la Suisse «d’exporter son chômage».
Des migrant-e-s boucs émissaires
Dans les mois et années à venir, après le vote du 9 février, le peuple aura à se prononcer sur d’autres questions liées à l’immigration : l’élargissement des accords de libre circulation à la Croatie d’une part, l’initiative dite ECOPOP d’autre part. C’est dire à quel point nous devons garder à l’esprit et répéter sans relâche que les migrant-e-s ne doivent pas devenir les boucs émissaires des problèmes – bien réels- dont souffre la population résidente en Suisse : manque de place dans les écoles, les hôpitaux, surcharge des transports publics, crise du logement , chômage, tous ces problèmes structurels ne peuvent être imputés à la présence des migrant-e-s, sans lesquels des pans entiers de notre société et de notre économie ne pourraient fonctionner. Par ailleurs, les mesures de contingentement prônées par l’UDC auraient pour effet de renforcer les filières de migration irrégulière, et ainsi d’augmenter le nombre de « sans-papiers », en réduisant les migrant-e-s à la précarité et en les confinant à une zone de non droit. Autant de raisons de mettre un NON dans l’urne le 9 février.
Anne-Marie Barone