CCSI-Info mars 2018
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Édito| Marianne Halle
Seuls 130 kilomètres séparent Genève de la capitale fédérale. Et pourtant, à suivre depuis le bout du lac les débats parlementaires qui se déroulent à Berne, on a parfois l’impression de vivre sur une autre planète. Ce décalage s’est révélé de manière particulièrement crue en début d’année au sujet de la politique vis-à-vis des personnes sans statut légal.
Alors qu’à Berne, une commission parlementaire déposait une motion (voir en pages 2-3) visant à mettre fin à toutes les « incohérences » dont bénéficient les sans-papiers en Suisse – possibilité de cotiser aux assurances sociales, scolarisation des enfants, accès aux soins, etc. –, le canton de Genève tirait lui un bilan très positif de la première année de l’opération Papyrus.
Grâce à cette opération, en une année, des centaines de personnes et de familles bien intégrées ont pu régulariser leur situation. Elles sont maintenant en mesure de défendre leurs droits et d’envisager leur avenir à Genève avec plus de sérénité. Leur vulnérabilité dans de nombreux domaines s’en trouve durablement réduite Des centaines d’emplois ont été déclarés aux assurances sociales, contribuant à sortir tout un secteur économique de l’ombre et générant au passage un revenu supplémentaire de plus de deux millions de francs par année en faveur des caisses publiques du canton.
Cerise sur le gâteau, tout cela s’est fait sans « effets pervers » mesurables. Chiffres à l’appui, nous pouvons désormais affirmer que les craintes exprimées par certain·e·s au lancement de cette opération ne se sont pas avérées fondées. Genève n’a pas connu d’arrivée importante de personnes venues pour bénéficier de cette opération pilote, ou simplement pour remplacer les personnes régularisées. Ces dernières n’ont pas eu besoin de recourir à l’aide financière de l’État une fois le permis obtenu. Après une année de fonctionnement, tous les acteurs impliqués dans cette opération jugent qu’elle est un succès.
En résumé, comme le CCSI l’a toujours dit, il est souhaitable et possible de mettre en œuvre des solutions pragmatiques et humaines pour mettre fin à l’hypocrisie et sortir de l’impasse dans laquelle nous conduit une politique intransigeante à l’égard des personnes qui séjournent de manière irrégulière sur le territoire. Les prétendues « incohérences » dans ce domaine ne peuvent être résolues par des propositions simplistes qui ignorent tout des réalités de terrain. L’opération Papyrus a le mérite d’indiquer une autre voie – et maintenant, plus personne ne peut dire qu’elle n’est pas praticable.
Sans-papiers : danger en vue au parlement
La Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national (CSSS-N) a déposé le 26 janvier dernier une motion intitulée « Pour une législation cohérente sur les sans-papiers ». Adoptée à 17 voix contre 8 (seule une élue PDC a rejoint la gauche dans le camp du rejet), cette motion demande au Conseil fédéral de proposer des mesures visant notamment à exclure les personnes sans statut légal des assurances sociales, durcir les sanctions envers les personnes qui fournissent un emploi ou un logement pour des sans-papiers, ou encore faciliter l’échange de données entre les autorités au sujet des personnes dont le statut de séjour n’est pas réglé – par exemple en demandant aux écoles d’annoncer les élèves sans statut légal aux autorités migratoires. Les auteur·e·s de la motion estiment qu’il est incohérent de tolérer que des personnes puissent bénéficier de droits alors que leur séjour sur le territoire est illégal.
Si elle devait être acceptée par les Chambres fédérales, cette motion constituerait un immense recul pour les droits des personnes sans statut légal que le CCSI défend. C’est pourquoi nous nous sommes engagés, avec la Plateforme nationale pour les sans-papiers, à lutter contre cette motion et à faire connaître les graves conséquences qu’elle pourrait avoir en cas d’adoption. Nous reproduisons ci-après la prise de position de la Plate-forme (elle est également disponible sur notre site, n’hésitez pas à la diffuser) :
« Le droit à la sécurité sociale, l’accès à l’éducation et aux soins sont des droits fondamentaux ancrés dans la Constitution suisse. Ils s’appliquent à toute personne vivant en Suisse, qu’elle bénéficie ou non d’un statut légal. L’universalité de ces droits ne saurait être remise en question. Il n’existe dès lors aucune contradiction qui nécessite d’être résolue, tant il est évident que dans un État de droit, les droits fondamentaux ont davantage d’importance qu’une quelconque infraction à la Loi sur les étrangers.
Le fait d’exclure les travailleuses et travailleurs sans statut légal des assurances sociales est un non-sens qui contrevient à l’intérêt public de la protection des travailleurs·euses en repoussant les sans-papiers plus loin dans l’illégalité et en favorisant le développement du travail au noir. Avec cette proposition, les auteur·e·s de la motion remettent en question un pilier fondamental de nos assurances sociales – à savoir que toute personne qui travaille en Suisse a l’obligation de participer au bon fonctionnement des assurances sociales par le biais des cotisations – et risquent de nuire au bon fonctionnement de la sécurité sociale helvétique.
La proposition de mettre sur pied une médecine parallèle pour les sans-papiers n’est ni souhaitable, ni faisable dans la pratique. Les sans-papiers ne consulteraient pas un fournisseur de soins qui les livre à la police des étrangers. Un chantage du type « accès aux soins contre annonce aux autorités ou pas d’accès aux soins du tout » est en opposition totale avec l’objectif de rendre les soins accessibles à toutes et tous, et pourrait avoir de graves conséquences en matière de santé publique. En outre, en l’absence d’une assurance-maladie, la prise en charge financière de pathologies – souvent devenues graves en raison d’un recours aux soins tardif – finirait par échoir aux cantons, pour un coût au final bien supérieur.
L’encouragement à l’échange de données ne mène en aucun cas à une législation cohérente, mais repousse au contraire les sans-papiers dans l’illégalité. Ainsi, cela ne fera pas diminuer le nombre de personnes sans statut légal, mais bien grossir le nombre de personnes qui n’ont pas accès aux droits fondamentaux garantis par la Constitution. De même, cela ouvrira la voie au développement de multiples formes de criminalité liées à l’absence de statut (traite des êtres humains, travail au noir, chantage, exploitation).
La proposition d’étendre l’échange des données au domaine de la scolarité est particulièrement choquante. La Suisse ne respecterait alors plus ses obligations en matière de protection des droits de l’enfant, dont la Convention internationale relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (signée et ratifiée par la Suisse) qui stipule clairement non seulement que le droit à l’éducation s’applique à tout enfant quelle que soit sa nationalité ou son statut de séjour, mais aussi que l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer dans toutes les décisions qui le/la concernent. Si cette proposition venait à être mise en œuvre, il est évident qu’elle constituerait un important et regrettable recul en matière de droits humains pour la Suisse, et mènerait à la déscolarisation de nombreux enfants.
Afin de « considérer la situation dans son ensemble », comme le proposent les auteur·e·s de la motion, il conviendrait de rappeler que les sans-papiers font partie de la société suisse et de les reconnaître en tant que travailleuses et travailleurs. Cette reconnaissance devrait à son tour mener à une régularisation collective ou au moins à la mise sur pied de solutions de régularisation pragmatiques, à l’image du projet pilote prometteur développé par le canton de Genève (opération Papyrus).
Dans l’attente d’une telle solution sur le plan national, il est crucial de promouvoir le respect des droits fondamentaux pour toute personne vivant en Suisse. Dans la mesure où elle est une attaque contre ces droits non négociables, cette motion doit être clairement rejetée. »
Un front large pour les droits humains
Encore un signal positif dans le combat que nous menons contre l’initiative anti-droits humains (officiellement appelée « Le droit suisse au lieu de juges étrangers ») : lors de session de printemps, le Conseil des États a balayé l’initiative à 36 voix contre 6, et rejeté l’idée de lui opposer un contre-projet. C’est une très bonne nouvelle, dans la mesure où un contre-projet aurait donné une légitimité indue au propos de cette initiative. Le Conseil national traitera du texte à la session d’été, et devrait là aussi le rejeter. Une fois l’examen parlementaire achevé, la voie sera libre pour fixer une date de votation, qui pourrait avoir lieu en novembre 2018 déjà.
La campagne contre l’initiative entrera alors dans sa phase la plus concrète, mais aussi la plus délicate. En effet, alors que les tenants de l’initiative ne cessent de clamer que les droits humains servent surtout à protéger les migrant·e·s (voire pire, les migrant·e·s criminel·le·s) et à empêcher la Suisse d’appliquer des décisions voulues par le Peuple, nous devrons démontrer qu’au contraire, les droits humains sont une protection pour nous toutes et tous. Or de nombreuses personnes peinent à voir en quoi elles sont concernées par des droits humains qui demeurent souvent immatériels.
C’est pourquoi il est crucial de construire dès aujourd’hui un front très large pour mener campagne contre cette initiative. Il devra être composé de représentant·e·s de tous les secteurs de la société civile (et non seulement des associations de défense des migrant·e·s !), qui devront s’unir pour illustrer avec des exemples concrets en quoi il est dans l’intérêt de nous tou·te·s que ces droits soient défendus. C’est ce qu’essaie notamment de faire Stopexclusion en mettant sur pied une coordination unitaire pour la Suisse romande. Si vous êtes intéresé·e à prendre part à cette campagne, contactez-nous ou rendez-vous sur le site www.stopexclusion.ch
Reflets du terrain : le bénévolat au CCSI
En 2017, la permanence d’accueil et information du CCSI a reçu plus de 8700 sollicitations (téléphones et visites). Une partie des personnes qui s’adressent à la permanence recherchent de l’information générale, ou simplement des réponses que les barrières linguistiques et administratives ne leur permettent pas de trouver ailleurs. Si leur situation nécessite un suivi plus approfondi, les personnes sont soit dirigées vers l’une des consultations du CCSI, soit réorientées vers nos partenaires du réseau social genevois.
Cette permanence ne pourrait pas fonctionner sans l’aide précieuse de bénévoles. Parmi elles, Candida Russo. De nationalité espagnole, italienne et suisse, elle est arrivée clandestinement en Suisse à l’âge de 19 ans dans les années 1980. Après ses études, elle a épousé un travailleur saisonnier italien, et le couple a pu obtenir un statut stable. Elle a travaillé de nombreuses années à la Poste, mais n’exerce actuellement pas d’activité salariée. Elle est bénévole à la permanence d’accueil et information du CCSI depuis septembre 2016.
CCSI-Info : Candida, comment as-tu entendu parler du CCSI ?
Candida Russo : Par un complet hasard ! C’était lors d’un repas chez des amis communs. La personne à côté de moi venait de me raconter qu’elle travaillait dans une association de défense des droits des migrant·e·s, et qu’ils cherchaient des bénévoles. Comme j’avais du temps libre, et que je parle plusieurs langues, j’ai pensé « pourquoi pas ? ». Lors de ma première visite au CCSI, j’ai pu me greffer sur une journée destinée aux nouveaux stagiaires, ce qui était très instructif. Ce que j’ai vu m’a plu – j’ai commencé dès la semaine suivante, et je n’ai plus arrêté depuis !
Aujourd’hui, ton activité bénévole au CCSI est assez importante. Ce n’est pas trop lourd ?
C’est effectivement assez soutenu, mais j’ai la chance de pouvoir être très disponible. Je viens deux fois par semaine, les lundis et mercredis après-midis (sauf le premier mercredi du mois, où je viens toute la journée). En plus, j’assure des remplacements en cas de vacances ou maladies dans l’équipe. La dernière activité qui s’est ajoutée est celle d’accueillir les enfants des usagers·ères qui viennent suivre les séances d’information collective, et de leur proposer des activités pendant la séance.
Est-ce que ton expérience au CCSI correspond à ce à quoi tu t’attendais ?
Disons que j’étais loin d’imaginer à quel point les situations des gens peuvent être difficiles, ni que ces difficultés touchent autant de monde. Ça a été un véritable choc en arrivant au CCSI de prendre conscience de ces réalités, de voir que ces situations existent ici à Genève.
Quelles sont les principales difficultés de ce travail, et qu’est-ce qui te motive à continuer ?
Il est très difficile pour moi de devoir constater que parfois, on ne peut rien faire, et que la personne va être ou rester dans une situation précaire à cause du système dans lequel on est. Ne pas pouvoir apporter de réponse, c’est très dur. Par contre, cette activité offre aussi la satisfaction de pouvoir aider les gens de manière très concrète. J’aime trouver des solutions, pouvoir soulager les gens, et ce travail me permet souvent de le faire.
Aujourd’hui, est-ce que tu te sens à l’aise dans cette activité ?
Oui, aujourd’hui je le suis. Je me sens bien intégrée dans l’équipe. La diversité des situations auxquelles on est confronté est impressionnante, et j’ai dû apprendre sur le tas comment démêler des situations complexes, pour comprendre comment orienter le mieux possible les personnes qui s’adressent au CCSI. C’est aussi pour cela qu’il est important de venir souvent et régulièrement.
Quel conseil donnerais-tu à une personne qui voudrait s’engager comme tu l’as fait ?
Je dirais qu’il faut être généreux, dans tous les sens du terme. Mais qu’en s’engageant dans une activité comme celle-ci, on apprend beaucoup et qu’au final, cela nous apporte aussi énormément.