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Modification de la Loi sur les étrangers: des propositions discriminantes, disproportionnées et inadéquates

Publié le 29 avril, 2022 dans , ,

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Le Centre de contact Suisses-Immigrés (CCSI) souhaite réagir à la consultation en cours sur la modification de la LEI concernant la limitation des prestations d’aide sociale octroyées aux ressortissants d’États tiers. Actif depuis près de 50 ans auprès des personnes migrantes dans le canton de Genève, le CCSI est l’un des principaux acteurs dans le domaine de la migration et de l’intégration dans ce canton. Ses trois consultations d’aide individuelle suivent chaque année entre 1850 et 2000 dossiers. Depuis sa création en 1974, le CCSI s’appuie sur les constats tirés de sa pratique de terrain pour alimenter ses réflexions et son engagement en faveur d’une politique migratoire respectueuse des droits humains.

Selon le rapport explicatif[1], les modifications proposées visent à inciter les personnes migrantes ressortissant∙e∙s d’États tiers à améliorer leur intégration, notamment sur le marché de l’emploi. Pour parvenir à cet objectif, on propose de :

  • réduire les montants d’aide sociale accordés aux ressortissant·e·s d’États tiers pendant les trois années suivant l’octroi d’un permis B ou L ;
  • ajouter aux critères d’intégration (examinés dans le cadre de l’octroi ou du renouvellement d’un permis) l’encouragement et le soutien donné à l’intégration des membres de la famille ;
  • préciser les conditions d’intégration requises pour l’octroi d’une autorisation de séjour aux personnes admises à titre provisoire dans les cas de rigueur.

Nos commentaires porteront dans ce document essentiellement sur les deux premières mesures, la troisième ne suscitant pas de remarques particulières de notre part. S’il est bien sûr souhaitable d’encourager l’intégration des personnes migrantes notamment sur le marché du travail, le CCSI  peine à voir en quoi les mesures proposées pourraient y contribuer. Les deux premières mesures doivent à notre sens être rejetées car elles sont disproportionnées, inadéquates et discriminantes.

Réduction des montants d’aide sociale

Une telle mesure renforce les discriminations au sein des populations étrangères :  en effet, elle ne s’applique qu’aux ressortissant·e·s d’États tiers, alors que ces derniers∙ères sont déjà fortement défavorisés par rapport aux ressortissant·e·s européen∙ne∙s relevant de l’ALCP ; de plus, il n’est pas clair si les personnes originaires d’États tiers, au bénéfice du regroupement familial avec un∙e ressortissant·e européen∙ne, seront ou non touchées par la mesure envisagée. Une telle différence de traitement, en fonction de leur seule nationalité, ne se justifie pas au regard de l’objectif poursuivi et de l’impact de la mesure sur la collectivité.

En outre, selon le rapport explicatif, les personnes relevant du regroupement familial sont les principales visées par ces mesures. Or il est notoire que la grande majorité des personnes au bénéfice d’un permis pour regroupement familial sont des femmes et des enfants. La mesure touchera donc les femmes de manière prépondérante, de sorte qu’elle constitue une discrimination indirecte à l’égard de celles-ci.

De plus, la mesure proposée entraînera une précarisation importante des conditions de vie au sein de groupes déjà très vulnérables. Selon l’étude BASS citée dans le rapport explicatif, la majorité des « unités d’assistance » ayant recours à l’aide sociale de manière importante sont des familles avec enfants. Les familles monoparentales sont surreprésentées (53%) parmi elles. Réduire les montants d’assistance pour ces groupes aura d’importantes conséquences sur ces populations et risque à terme d’avoir l’effet inverse de celui escompté. En effet, les montants d’assistance sont aujourd’hui déjà calculés au plus juste. En réduisant encore davantage les ressources des bénéficiaires, on réduit également la capacité des personnes de participer à la vie sociale et culturelle, ce qui aura inévitablement un impact négatif sur leur intégration. Le CCSI, en tant que témoin quotidien des effets de la précarité sur les enfants, est particulièrement inquiet des conséquences de ces diminutions de montants sur les enfants des familles concernées. Leurs loisirs, leurs activités extrascolaires, leur participation à une sortie avec les copains – tout ce qui leur permet de mener une enfance normale devra être revu à la baisse ou supprimé. Les enfants de familles monoparentales, déjà parmi les plus vulnérables aujourd’hui, seront durement touchées par cette mesure.

La mesure nous semble par ailleurs injuste et inadaptée car elle ne tient aucun compte des raisons qui poussent les personnes concernées à recourir à l’aide sociale. Au vu de l’objectif poursuivi (incitation au travail), la mesure semble particulièrement inadéquate car elle touchera de plein fouet de nombreux enfants, desquels cette insertion sur le marché du travail ne saurait être exigée. Il en va de même pour les personnes handicapées, malades ou étant empêchées de travailler pour d’autres raisons – notamment le manque de solutions de garde pour les enfants en âge préscolaire, pour lesquelles le projet ne prévoit aucune exception. La mesure est également tout à fait inadaptée aux travailleurs pauvres (working poor), que l’étude BASS estime nombreux parmi les personnes originaires d’États tiers soutenues par l’aide sociale. Enfin, même pour celles et ceux qui pourraient en théorie travailler, aucune étude sérieuse ne permet d’affirmer que la réduction des prestations d’aide sociale favoriserait la participation au marché de l’emploi, dans la mesure où de nombreux autres obstacles structurels à cette participation subsistent (tels que la formation insuffisante, la non-reconnaissance des diplômes étrangers, l’absence de solutions de garde pour les mères de jeunes enfants, etc.

Par ailleurs, alors que la réduction des dépenses d’aide sociale est l’un des objectifs centraux des modifications proposées[2], leur impact sur les dépenses d’aide sociale serait en réalité dérisoire. En effet, comme le stipule le rapport explicatif, seuls 4 à 5 % des ressortissant·e·s d’États tiers perçoivent des prestations d’aide sociale dans les premières années de leur séjour en Suisse. Le rapport explicatif ne fournit d’ailleurs aucune estimation quant aux économies que la mesure proposée permettrait de réaliser. Il indique même (ch. 4.3, p. 16) que la modification proposée « n’aura pas nécessairement de conséquences économiques sur les dépenses de l’aide sociale » ! Quant à la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), elle indique dans sa prise de position du 31 mars 2022 que la mesure ne permettrait de réduire les dépenses d’aide sociale que d’environ 3 millions de francs, soit  0.1 % des dépenses totales. L’impact négatif considérable sur les personnes concernées ne saurait dès lors être justifié au regard d’un réduction aussi négligeable des dépenses.

Enfin, on peine à comprendre en quoi la mesure permettrait d’atteindre l’objectif poursuivi par les autorités de « réduire l’attractivité de la Suisse »[3] : en effet, près de la moitié des ressortissant·e·s d’États tiers bénéficiant du regroupement familial rejoignent un·e conjoint·e suisse, et on voit mal ces personnes renoncer à venir en Suisse pour vivre auprès de leur conjoint∙e en raison des mesures proposées. Elles n’auront aucun effet non plus sur le 20 % d’entre elles qui sont nées en Suisse.

Encouragement et soutien donné aux à l’intégration des membres de la famille comme critère d’intégration

En préambule, cette mesure nous semble être basée sur une vision des personnes migrantes déconnectée de la réalité de terrain. Avec près de 50 ans d’expérience et en contact quotidien avec les personnes migrantes, la situation d’une personne décourageant ses membres de famille de s’intégrer est un cas de figure que le CCSI ne rencontre pour ainsi dire jamais. La mesure s’adresse dès lors à des figures imaginaires qui découlent davantage de préjugés que des réalités de terrain.

Les obstacles réels à l’intégration, notamment sur le marché du travail, sont tout autres : absence de reconnaissance des diplômes, discrimination à l’embauche, absence de solutions de garde, cours de langue trop chers et/ou inadaptés aux publics concernés, etc. Or le projet ne propose aucune mesure visant à atténuer ces obstacles structurels, se contentant de faire peser la responsabilité de l’intégration des membres de famille sur les épaules des individus, par le biais de mesures « punitives ». En effet, en intégrant cet élément aux critères d’intégration mentionnés sous l’article 58a de la LEI, on donne à l’autorité la possibilité de ne pas octroyer ou de ne pas prolonger une autorisation de séjour ou d’établissement au motif que la personne n’aurait pas suffisamment « encouragé l’intégration » de ses membres de famille. On fragilise ainsi une nouvelle fois le droit au séjour des personnes étrangères avec une mesure qui comporte également un important risque d’arbitraire : sur quels critères les autorités se baseront-elles pour apprécier dans quelle mesure une personne a ou non suffisamment soutenu l’intégration de ses membres de famille ?

Par ailleurs, il est probable que la mesure pousse en réalité les personnes concernées à accepter des emplois mal rémunérés et des conditions de travail médiocres par peur de se voir reprocher de ne pas avoir suffisamment « encouragé l’intégration » d’un membre de famille. En effet, le message envoyé (volontairement ou non) aux personnes concernées est que la participation au marché de l’emploi est cruciale, et doit prendre le pas sur d’autres considérations. Rappelons que les femmes sont bien plus nombreuses à bénéficier du regroupement familial que les hommes. Or il est notoire que les femmes migrantes – même lorsqu’elles sont qualifiées – connaissent déjà d’importantes difficultés à s’insérer sur le marché du travail : elles subissent en effet les discriminations que connaissent toutes les femmes (notamment les mères, en raison du manque de solutions de garde), cumulées à celles dont sont victimes les personnes migrantes, particulièrement issues de pays tiers. Les femmes migrantes sont aujourd’hui déjà surreprésentées dans les secteurs à bas salaires et aux conditions précaires. La mesure proposée risque bien de les pousser à accepter (ou à conserver) un emploi médiocre pour satisfaire à ce critère d’intégration supplémentaire, au lieu de consacrer du temps à suivre un cours ou une formation, dans le but d’améliorer leur situation future sur le marché de l’emploi.

En outre, la mesure proposée sera ineffective dans de très nombreux cas. En effet, près de la moitié des ressortissant·e·s d’États tiers bénéficiant du regroupement familial viennent rejoindre un·e conjoint·e suisse. Or, les ressortissant∙e∙s suisses ne sont pas visés par les obligations découlant de la LEI, et ne sont donc pas concerné∙e∙s par les mesures proposées d’encourager tel ou tel comportement chez leur conjoint·e ou enfants.

Enfin, on relèvera que la mesure proposée est calquée sur les dispositions prévues dans la Loi sur la naturalisation. Ces dernières prévoient effectivement que l’encouragement de l’intégration des membres de la famille est un des critères examinés dans le cadre de l’octroi de la nationalité suisse. Il semble à l’évidence disproportionné de prévoir les mêmes exigences pour l’octroi d’un permis de séjour dont la durée est généralement d’une année.

Pour toutes les raisons précitées, le CCSI est opposé aux deux premières modifications proposées.

[1] Rapport explicatif du DFJP concernant la procédure de consultation relative à la modification de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration du 26 janvier 2022 (ci-après « rapport explicatif »).
[2] Rapport explicatif, p. 16.
[3]  Rapport explicatif, p. 17.