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« Le coup de la Russe » | Victimes de violences conjugales discréditées dans un article

Publié le 25 septembre, 2022 dans , , ,

« Le “ coup de la Russe ”, un véritable cauchemar pour les hommes » paru le 13 septembre 2022 dans le Tages Anzeiger puis sur différentes plateformes de Tamedia présente une disposition de la Loi sur les étrangers et l’intégration qui vise à protéger les femmes migrantes victimes de violences conjugales comme une « arme féminine en cas de divorce ». L’article en question monte en épingle un cas particulier pour affirmer que « certaines personnes d’origine extra-européenne invoquent des violences domestiques en cas de divorce uniquement pour éviter de se faire expulser.

Le groupe de travail « Femmes migrantes & violences conjugales »[1] s’associe à l’Observatoire romand du droit d’asile et des étranger·èresdécadréE et Vivre Ensemble pour rappeler que ce type de situation – si elle est avérée, puisque la parole n’est donnée qu’au mari – reste exceptionnelle et ne reflète absolument pas la situation de la majorité des victimes de violences conjugales. Le procédé consistant à utiliser un cas particulier pour discréditer toute une catégorie de victimes est malheureusement classique. Combien de fois ne l’avons-nous pas vu à l’œuvre en matière de viol ou de harcèlement sexuel, lorsque certains invoquent un cas de fausse accusation pour discréditer l’ensemble des femmes qui osent dénoncer ce genre d’actes ?

De quoi parle-t-on ? l’art. 50 LEI, une protection pour les femmes victimes de violences conjugales

La disposition légale dont il est question dans l’article précité, l’art. 50, al. 1, ch. b et al. 2 LEI permet de prolonger l’autorisation de séjour de victimes de violences conjugales étrangères lorsqu’il y a rupture de la vie commune en raison de ces violences. L’objectif concret du texte de loi est de permettre aux victimes de quitter le domicile conjugal et d’être protégées, sans courir le risque de perdre leur autorisation de séjour. Notons que le droit prévu à l’art. 50 LEI est uniquement accordé aux époux∙ses de ressortissant∙es suisses et de titulaires d’un permis C, et n’a donc rien à voir avec une procédure d’asile, ce que suggère l’article en question [2].

Rappelons aussi le contexte général dans laquelle s’insèrent ces dispositions légales. Selon les chiffres de l’Office fédéral des statistiques, les homicides perpétrés dans la sphère domestique représentent un bon tiers de l’ensemble des homicides commis en Suisse. Les homicides ont eu une issue fatale deux fois plus souvent que ceux commis hors du domicile. Les femmes sont victimes d’homicide ou de tentative d’homicide près de quatre fois plus souvent que les hommes ; la proportion de femmes décédées est sept fois plus élevée. En Suisse toujours, entre 2009 et 2016, 599 homicides et tentatives d’homicide ont été enregistrés dans le contexte domestique, soit 75 par année, qui se sont en moyenne soldés par la mort des victimes dans 34 % des cas [3].

Dans la pratique : une application de la loi très restrictive

Le renouvellement d’un permis obtenu par regroupement familial après dissolution de la famille ne va pas de soi. Tout d’abord, parce que la demande est examinée par plusieurs autorités. Elle doit être déposée auprès de l’Office des migrations du canton de résidence. En cas d’acceptation par le canton, le dossier est soumis au Secrétariat d’État aux migrations (SEM) pour approbation. Les demandes rejetées par le canton peuvent faire l’objet d’un recours auprès du tribunal cantonal compétent – et dans certains cas auprès du Tribunal fédéral (TF) –, tandis que les demandes rejetées par le SEM peuvent faire l’objet d’un recours auprès du Tribunal administratif fédéral (TAF).

En outre, le renouvellement de l’autorisation de séjour prévu à l’art. 50 LEU n’est pas accordé quiconque présenterait quelques égratignures sur le bras, comme ce qui semble ressortir de l’article. En effet, si la loi ne définit pas le degré de gravité de la violence à partir duquel la victime a le droit de rester en Suisse, la jurisprudence du Tribunal fédéral a introduit la notion de violence d’une « certaine intensité » [4] et a établi que les violences conjugales devaient correspondre à des « mauvais traitements systématiques dans le but d’exercer un pouvoir et un contrôle […] » [5].

Dans la pratique, les associations spécialisées constatent que ces critères – relativement vagues – sont évalués de manière très différente selon les autorités migratoires, et appliqués de manière souvent trop restrictive. Les autorités jouissent d’une large marge d’appréciation en la matière et sont insuffisamment formées et sensibilisées à la question des violences conjugales. Pour les victimes, il est souvent très difficile de prouver la violence domestique, car il s’agit dans la plupart des cas de délits commis dans l’intimité. Comme l’illustrent les cas concrets documentés par l’ODAE romand depuis plusieurs années, les exigences en matière de preuve sont souvent trop élevées et il arrive fréquemment que les violences ne soient pas admises comme « suffisamment graves » par les autorités administratives, malgré des attestations de psychologues, médecins et services spécialisés, ou même lorsque la personne a été reconnue comme victime au sens de la LAVI. De plus, toute une série d’actes de violence n’est souvent pas prise en compte, comme les violences psychiques ou les actes commis après la séparation du couple. Ceci contrairement à l’avis du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes [6], du Conseil fédéral [7] et de ce que préconise la Convention d’Istanbul (art. 3 CI).

Quelques cas concrets

Amina* a obtenu un permis de séjour par mariage. Elle quitte le domicile conjugal à cause des violences de son mari, puis se voit menacée de renvoi. Après trois ans de procédure, le TF la reconnait enfin comme victime de violences conjugales et décide que son permis de séjour doit être renouvelé. Dans le cas d’Amina*, plusieurs documents attestaient des violences conjugales subies. Le SEM et le TAF jugeaient pourtant que l’intensité des violences physiques et psychiques était insuffisante [8].

Le mari de Nour* a un comportement violent, il la frappe, tente de l’étrangler et la menace, mais elle n’ose pas porter plainte. En 2016, alors qu’elle pense partir en vacances au Maroc, il confisque ses papiers et rentre sans elle. À son insu, il lance une procédure de divorce et annonce au SPOP (Service de la population, Vaud) qu’elle a quitté le pays. Lorsqu’elle revient, elle est suivie par un centre pour victimes de violences conjugales et d’autres services spécialisés. Elle demande la prolongation de son permis de séjour, mais le SEM refuse et prononce son renvoi, décision qu’elle conteste au TAF. Suite à un épisode particulièrement violent, elle porte plainte contre son ex-mari. Un jugement du Tribunal de police vaudois le condamne pour lésions corporelles simples qualifiées et injures. Le TAF puis le TF confirment la décision du SEM. Ils mettent en doute les faits invoqués par Nour* et les avis des spécialistes. Les juges estiment qu’elle avait exagéré les agissements de son ex-mari [9].

Une protection rarement utilisée et souvent insuffisante

Il n’existe à ce jour aucune statistique précise sur le nombre de victimes étrangères de violences conjugales dont la prolongation de l’autorisation de séjour a été refusée suite à une demande déposée auprès des autorités cantonales en vertu de l’article 50 LEI. Néanmoins, quelques données ressortent d’une étude du Bureau BASS, mandaté à la suite du postulat 15.3408 de mai 2015 de la conseillère nationale Yvonne Feri [10]. Ce qui est sûr, c’est que ce type de protection ne concerne qu’un petit nombre de personnes. Selon le bureau BASS, entre 2014 et 2017, moins de 100 demandes par années ont été déposées auprès du SEM par les cantons. Sur un total de 335 en 4 ans, 48 ont été rejetées, avec comme principal motif l’insuffisance des preuves.

Dans ce contexte, la réalité que nous constatons est bien différente que celle relatée dans l’article du Tages Anzeiger : plutôt qu’« utiliser » l’art. 50 LEI « uniquement pour éviter de se faire expulser », de nombreuses victimes étrangères n’osent pas dénoncer ce qu’elles subissent, et encore moins quitter leur conjoint, par peur de perdre leur permis de séjour et de se faire expulser.

Mieux protéger plutôt que discréditer les victimes de violence

Aussi, il semble impératif d’œuvrer à ce que la protection des femmes migrantes victimes de violences conjugales soit renforcée. Plusieurs comités des Nations Unies se sont d’ailleurs saisis de cette problématique et ont recommandé à la Suisse d’adapter sa pratique, à l’instar du Comité sur l’élimination de la discrimination raciale (CERD). En décembre 2021, ce Comité s’est déclaré préoccupé par « le fait que les dispositions de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration de 2019 qui établissent le droit des victimes de violence conjugale de demeurer en Suisse ne s’appliquent dans la pratique qu’à partir d’un seuil suffisamment grave ou lorsqu’il existe un caractère systématique de la violence subie, ce qui décourage les victimes étrangères de violence conjugale de porter plainte, par peur de perdre leur permis de séjour, et les laisse sans protection réelle et efficace, contrairement aux victimes de nationalité suisse ». Le CERD a donc recommandé à la Suisse de « veiller à ce que les victimes de violences conjugales puissent demeurer sur le territoire de l’État partie, en vertu de l’article 50 de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration, sans avoir à surmonter des obstacles de procédure excessifs qui, en pratique, les laisseraient sans protection réelle et effective » [11].

Raphaël Rey et Megane Lederrey, ODAE romand
Eva Kiss et Mariana Duarte, GT « Femmes migrantes & violences conjugales »

Rappels autour de la déontologie du journalisme

Traitement inapproprié du sujet : un article rempli de préjugés sexistes et racistes.

La qualité de l’article et le traitement journalistique apporté à la thématique sont ici également à questionner. Selon notre analyse, la journaliste contrevient sur plusieurs aspects à la déontologie de la branche, exposée dans la Directive relative à la déclaration des droits et devoirs du/de la journaliste.

Dans son alinéa 2.3, intitulé « Distinction entre l’information et les appréciations » la directive rappelle que le/la journaliste doit veiller à rendre perceptible pour le public la distinction entre l’information proprement dite – soit l’énoncé des faits- et les appréciations relevant du commentaire ou de la critique.

Dans son alinéa 1.1., « Recherche de vérité » il est explicité : « la recherche de vérité » est au fondement de l’acte d’informer. Elle suppose la prise en compte des données disponibles et accessibles.

  • Le titre ainsi que le chapeau de l’article donnent d’emblée le ton. Cette tonalité est maintenue dans le corps de l’article qui semble écrit pour choquer et non pour informer.
  • Tout au long de l’article, certaines des sources citées portent clairement une position politique dans le dossier. Or, celles-ci ne sont pas contrebalancées, comme le voudrait la neutralité journalistique. Au contraire, la journaliste semble accentuer leur légitimité, comme lorsqu’elle écrit « Cet homme de loi, qui n’a pas la réputation de dramatiser les choses ».

Les sources et les expertises sur la question ne manquent pourtant pas. De nombreuses associations et avocat·es accompagnent les victimes. Leur permettre d’exposer leur point de vue dans un tel article aurait permis de relativiser et de donner toutes les clefs de compréhension au lectorat.

  • À aucun moment la parole n’est accordée à l’ex-épouse dont il est question. C’est ainsi le seul et unique point de vue de l’ex-mari qui est mis en avant tout au long du récit.
  • L’article généralise et affirme sans preuve à plusieurs reprises. La journaliste nie par exemple clairement l’existence des décisions rendues en se substituant à la justice, à l’administration et aux expert·es.

Manquant ainsi de manière grave à la nécessité d’informer et de rendre claire la différence entre le commentaire et l’information, la journaliste accomplit un traitement défaillant de l’information selon notre analyse. À plusieurs endroits, les sources manquent et la journaliste glisse vers le commentaire. Des stéréotypes racistes et sexistes transparaissent alors nettement. On lit ainsi que « Tatjana est Russe et pleine de tempérament », ou encore qu’« il y a déjà eu des hommes africains qui ont accusé leur femme suisse de violence pour obtenir un permis B de cette manière. »

Pourtant, afin d’informer adéquatement, les journalistes doivent se tenir à un devoir de réserve et toujours garder une certaine distance par rapport aux sujets traités, en s’en tenant aux faits avérés, en utilisant un vocabulaire et des formulations neutres ou encore en croisant les sources.

Valérie Vuille, décadréE
Giada de Coulon, Vivre Ensemble

Documentation sur le sujet

Notes
 
1 Ce groupe de travail est composé de diverses organisations actives sur le terrain dans la défense des femmes migrantes victimes de violences conjugales. En font partie : le Centre de Contact Suisses-Immigrés (CCSI), le Centre Suisses-Immigrés Valais (CSI Valais), La Fraternité – service social pour les immigré·es du CSP Vaud et Camarada.
2 Dans les autres cas de figure – pour les époux∙ses de titulaires de permis B par exemple – c’est l’art. 77 OASA qui s’applique, avec la différence notable qu’il ne s’agit que d’une simple possibilité de faire renouveler le permis et non d’un droit.
3 OFS « Homicides enregistrés par la police 2009–2016. Dans la sphère domestique et hors de la sphère domestique », janvier 2018.
4 ATF 136 II 1
5 ATF 2C_295/2012 du 5 septembre 2012
6 BFEG, « Feuille d’information 1 « Violence domestique : définition, formes et conséquence », septembre 2012
7 Conseil Fédéral, « Pratique suivie en matière de droit de séjour des victimes étrangères de violences conjugales », Rapport en réponse au postulat Feri 15.3408 du 5 mai 2015, avril 2018
8 ODAE romand, « Après trois ans de procédure, le Tribunal fédéral la reconnait comme victime de violences conjugales », cas 355, 09.04.2020
9 ODAE romand, « Renvoi d’une survivante de violences conjugales, son mari jugé plus crédible », cas 341, 26.08.2019
10 Bureau BASS, « Bericht über die Praxis der Regelung des Aufenthaltsrechts von gewaltbetroffenen ausländischen Personen», rapport, juin 2017
11 Observations finales du CERD, 27 décembre 2021, paragraphes 25 b) et 26 c